Le Sage de quelqu'un...

Écrit par Corine Mystery
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Comme le Grand Esprit nous a rêvé, nous créons le Monde qui nous entoure, ainsi que notre propre Vie...,
Comme le Grand Esprit nous a rêvé, nous créons le Monde qui nous entoure, ainsi que notre propre Vie, à chaque instant, à l'intérieur de nous, grâce à nos Visions et nos Pensées Créatrices !
Faisons les bons choix !
C'est le grand Enseignement du Nord !
Ho !
"Le sage méditait au milieu de la forêt et le monde dans sa tête était actif et prospère.
Soudain, il tressaillit en entendant un bruit et, l’espace d’un éclair,
il cessa de penser à ceux qui, sans le savoir ne vivaient que par lui.
Des pans entiers de son monde disparurent à jamais.
Une terrible tempête emporta vingt de ses marins et jusqu’à leur amiral.
Plusieurs de ses prostituées moururent de misère ou de mort violente.
Un de ses poètes se suicida.
Beaucoup de ses paysans se couchèrent pour ne plus se relever.
Deux de ses commerçants se prirent de querelle sur des points de détail et s’entr’égorgèrent en public.
Un de ses jeunes seigneurs les plus charmants, dans la force de l’âge et en parfaite santé, tomba foudroyé sans aucune raison apparente au moment où il sortait du lit de sa maîtresse : personne ne put soupçonner qu’il mourut parce que le sage avait cessé de penser à lui.
Contrarié de voir son monde se restreindre par sa faute, le sage se ressaisit et concentra sa pensée sur ce qu’il lui restait de créatures.
Il réussit en hâte à en sauver trois ou quatre qui, tombées gravement malades, se rétablirent sans motif à la grande surprise de leurs médecins.
Et son monde, à nouveau, se porta assez bien.
Lorsque, à nouveau, tout à coup, des craquements se firent entendre autour de lui et une grande lueur brilla dans le soir qui tombait.
Le sage comprit aussitôt qu’il y avait le feu à la forêt.
Il aperçut au loin, dans la clairière, un éléphant qui fuyait, bientôt suivi d’un tigre nonchalant et suprême, et de toute une foule de petits animaux apeurés.
Une grande confusion se mettait dans sa tête, en même temps que la crainte et le désarroi.
D’affreux malheurs se jetaient sur son monde.
La guerre le décimait. Le choléra le ravageait. La peste achevait les survivants. Tous les siens périssaient parce que la forêt brûlait.
Alors le sage jeta par-dessus bord tout ce qui n’était pas essentiel.
Des cultivateurs, des marchands, des prêtres, des artistes de second rang périrent ainsi par dizaines et peut-être par centaines, car il était un très grand sage.
Il ne garda dans sa tête et dans son cœur que quatre créatures qu’il chérissait plus que les autres : un grand chef de guerre, un peintre digne des maîtres anciens et qui peignait des lunes admirables sur des falaises à pic, un poète dont les livres étaient attendus avec impatience par tous ceux dont la vie était terne et un peu grise et à qui il donnait un bonheur où se mêlaient à la fois l’excitation et la paix, et une jeune femme d’une merveilleuse beauté qui faisait oublier aux hommes la tristesse de leur condition.
Ces quatre-là, il s’accrochait à eux avec violence et passion et il les comblait de sa pensée et de son amour avec une sorte d’avidité inversée qui donnait au lieu de prendre.
Les animaux avaient disparu.
Le vent soufflait avec force.
Les flammes maintenant s’étendaient en cercle autour du sage.
Il voyait avec délices et angoisse les victoires du général, les tourments du peintre et de l’écrivain, les étourdissants succès de la jeune femme qui avait tous les hommes à ses pieds.
Les larmes lui venaient aux yeux à l’idée que ces destins si rares allaient être tranchés par la mort venue de lui. Les flammes se rapprochaient.
Encore quelques instants et elles allaient se mettre à le lécher.
Déjà, la chaleur devenait presque insupportable et l’air autour de lui s’obscurcissait moins par la nuit qui tombait que par l’âcre fumée qui tombait des herbes brûlées et des arbres calcinés.
Le commandant en chef était en train d’amorcer la manœuvre la plus hardie de sa carrière.
Le peintre achevait le portrait d’un sage agenouillé sur une colline et qui regarde dans le soir un vol de canards ou de grues.
L’écrivain souffrait mort et passion pour décrire des choses nouvelles et pourtant simples que chacun, en les lisant, reconnaitrait pour siennes et penserait avoir découvertes.
Et, par une extraordinaire rencontre, la belle jeune femme se mettait à aimer enfin un de ceux qui l’aimaient.
Tout cela, hélas allait être brisé par les flammes : elles entouraient le sage d’un cercle de feu et de mort de plus en plus étroit et ils allaient périr tous les cinq, le poète et le peintre et la jeune femme amoureuse et le grand capitaine, et le sage aussi qui était en train de les penser.
Soudain, il se passa une chose inouïe : les flammes s’écartèrent.
Elles épargnaient le sage et ses rêves. Elles étaient déjà passées derrière lui et elles continuaient plus loin leur œuvre de dévastation, à laquelle, par un miracle stupéfiant, il était seul à échapper.
C’est ainsi que le sage comprit qu’il était rêvé lui-même par un autre sage plus grand que lui et que, aussi longtemps que le grand sage inconnu penserait encore à lui avec assez de force et d’amour, il ne pourrait pas périr".

Jean d’Ormesson, Dieu, Sa Vie, Son Œuvre